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En quelques mois, les frères Lebrun ont bousculé le tennis de table
Parce qu'ils ont bousculé l'ordre des choses et des possibles dans le tennis de table, et pour leur caractère naturel en toute circonstance, les frères Alexis et Félix Lebrun dépassent le cadre de leur sport.


Ce ne sont que quelques habitudes à prendre. Franchir la porte de l'hôtel du tournoi de Macao, en Chine, au milieu de dizaines d'admirateurs en quête d'autographes des joueurs de « ping pang ». Être accosté dans la rue par des fans qui ont reconnu les « Lébroun brothers ». Voir sa bobine à lunettes sur les affiches de promotion de la compétition, susciter l'intérêt des meilleurs mondiaux lors des séances d'entraînement communes. Félix et Alexis Lebrun, frères complices dans la vie, partenaires en double et adversaires à l'occasion, sont entrés dans le grand monde du tennis de table en accéléré. Depuis une grosse année, ils se sont fait un nom en Asie, où la popularité de leur sport reste inébranlable, et connaissent une notoriété grandissante en France, l'approche des Jeux Olympiques de Paris (26 juillet-11 août 2024) gonflant le phénomène. La rançon de quelques succès retentissants.


Alexis, l'aîné, 19 ans, est entré dans les 1 000 premiers du classement mondial en janvier 2022. Quatre mois plus tard, on le trouvait à la 43e place. Il pointe aujourd'hui au 18e rang après avoir empoché les deux derniers titres de champion de France et sonné la planète ping le 21 avril dernier en s'imposant face au numéro un mondial, Fan Zhendong, devant son public à Macao. Cela n'empêchera pas le Chinois de conserver son titre de champion du monde en simple, cinq semaines plus tard en Afrique du Sud, mais une défaite d'un ressortissant du royaume du ping, où le nombre de pratiquants se compte en dizaines de millions, est toujours un événement, d'autant que Fan Zhendong n'avait perdu que trois rencontres en simple depuis la finale des JO de Tokyo, en juillet 2021.


Alexis Lebrun renverse Fan Zhendong, le numéro 1 mondial
Sans oublier que lors de l'édition précédente, en octobre 2022, le Français à la puissance dévastatrice et aux services empoisonnés avait déjà sorti Liang Jingkun, alors n° 3 mondial, en huitièmes de finale. D'où sa présence dans la campagne de promotion du tournoi chinois cette année. « Cette victoire a suscité l'intérêt et l'admiration du public, estime Steve Dainton, directeur de l'ITTF Group (réunion de la Fédération internationale, sa fondation, et le WTT, l'équivalent de l'ATP et de la WTA en tennis). Nous avons saisi l'opportunité de son retour à Macao pour capitaliser sur sa popularité croissante auprès des fans locaux. »


Son cadet, Félix dit « Féfé », 16 ans, était 1 068e en novembre 2021, avant de se hisser parmi les 100 premiers en mai 2022 (77e). L'adolescent à la persévérance illimitée et au mental à toute épreuve est actuellement 30e mondial en seniors, 4e chez les moins de 19 ans. Vice-champion de France, le plus jeune joueur du top 50 mondial s'est déjà offert un tiers du top 15 actuel, et a atteint les huitièmes du Grand Chelem de Singapour en mars. « J'y crois très fort depuis toujours, mais s'inviter chez les meilleurs aussi vite n'était pas attendu », admet Nathanaël Molin, l'entraîneur des deux frères.

Ensemble, Alexis et Félix Lebrun ont décroché une médaille de bronze lors de leurs premiers Championnats d'Europe, l'été dernier à Munich. Et le raz-de-marée a déferlé. « On a vu arriver tout l'univers business et people qu'il peut y avoir dans une discipline vue comme un loisir avec une médiatisation inhabituelle, décrit le coach. Et la folie à Munich n'est rien comparé à ce que je vis depuis deux mois. » Un point époustouflant en finale des Championnats de France entre les deux frangins, et la victoire d'Alexis face au numéro un mondial, ont produit leur effet. Les demandes d'interviews, à caler entre deux voyages ou les matches de Championnat avec Nîmes-Montpellier, affluent notamment sur les réseaux sociaux des deux joueurs. Ils transfèrent à leur entraîneur, mué au fil des mois en attaché de presse. Qui se débat avec les interrogations liées à son inexpérience dans le domaine. « Qu'est-ce que je dois accepter ? Qu'est-ce qui est bien pour nous ? On est passé de rien à tout. J'ai pleinement conscience que si on se foire, ça redeviendra rien. Donc on essaie de ne pas être too much à chaque fois. »

Capables d'autodérision à propos de leur accent anglais, comme d'une totale indifférence face aux messages haineux de parieurs sur les réseaux sociaux, Alexis et Félix continuent de balader leur souriante tête blonde à lunettes carrées devant caméras et objectifs avec naturel. « Un engouement s'est créé autour du ping, c'est cool », commente sobrement l'aîné. « Voir notre tête dans un gros magazine, c'est sympa », lance malicieusement le cadet. Les deux garçons restent fidèles au principe régissant leur existence depuis leurs pre­mières balles : le tennis de table est un jeu. Fils de Stéphane Lebrun, ancien joueur pro, et neveux de Christophe Legoût, ex-membre des Mousquetaires des années 1990 (avec Jean-Philippe Gatien, Patrick Chila et Damien Éloi), ils ont baigné dans leur sport dès le plus jeune âge, même s'ils ont aussi été tentés par le tennis, et le basket pour l'aîné. « Au tennis, il y avait moins de matches à cet âge-là, et moi je kiffais la compétition, explique Alexis. Je préfère gagner, mais j'aime surtout trouver des solutions aux problèmes que me pose l'adversaire. »


Envoyer des parpaings, répéter un service, soulever des barres, transformer un match en partie d'échecs... tout est prétexte à s'amuser pour ces joueurs créatifs, qui ont grandi dans la salle Achille à Montpellier, ouverte à toute heure pour les jeunes pongistes, qu'ils y échangent des balles, un ballon de foot ou qu'ils y partagent un casse-croûte et quelques vannes. Mais peut-on encore se divertir lorsqu'on affronte les meilleurs mondiaux ? « C'est un kiff, donc je m'amuse même si je suis super sérieux, assure Alexis. Même quand on s'entraîne dur, ça reste du plaisir. On aime jouer, toucher la balle et compter les points. Je ne pense pas que ça signifie être détaché, c'est juste aimer ce qu'on fait. Être content de jouer le match, le voir de manière positive en se disant "c'est trop cool de jouer untel" ou d'être en demi-finales de ce tournoi. Et pas "je suis en demies, il ne faut pas que je perde". »

Le trio qu'ils forment avec Nathanaël Molin est une deuxième famille lorsqu'ils s'éloignent de leurs parents et deux soeurs aînées ou, pour Alexis, de l'appartement qu'il habite désormais à Montpellier, non loin de la salle d'entraînement. « C'est une aventure humaine, on partage des moments de vie, décrit le coach. L'épanouissement de Félix et Alexis est l'une de mes priorités, au-delà du fait qu'ils sachent faire un coup droit ou un service. » Félix, ne pouvant voyager seul en raison de son âge, partage des tournois de son aîné dans le rôle du partenaire d'entraînement, entre deux séances de révision du bac de français. « On a pris l'habitude de tout faire à deux, c'est un avantage d'être ensemble », assure le cadet. « Il y en a toujours un qui fait une bonne performance, on a l'impression qu'on a toujours de bons résultats », s'esclaffe l'aîné.


Leur cercle s'élargit souvent à leur préparateur physique, Jérémy Surault, et leur kiné, Julie Molin. Un staff quasiment dédié aux deux phénomènes du tennis de table français, qui les accompagne à Montpellier depuis plusieurs années mais bénéficie, depuis quelques mois, du soutien financier de la Fédération française, via la Cellule 2024 notamment, mise en place en vue des Jeux Olympiques. Nathanaël Molin a désormais le statut d'entraîneur national (dépendant du ministère), mis à disposition presque exclusive des Lebrun. Jérémy Surault partage une partie de son temps avec l'équipe de France U15 et le pôle national de Nîmes-Montpellier. Une organisation qui a pu voir le jour grâce à un renversement des normes opéré par la FFTT : ce n'est plus aux joueurs d'intégrer des structures, des pôles à l'Insep, mais aux moyens de venir à eux. « Les coûts, on les assume, les surcoûts, on les discute, résume Jean-Nicolas Barelier, directeur technique national. Il est très facile d'échanger parce qu'on a tous la même envie : gagner. »

« Ce qu'il se passe avec les Lebrun dépasse le sportif. ça revivifie notre discipline »

Gilles Erb, président de la FFTT

La prise de conscience s'étend désormais à la communication et aux relations avec les médias, et la Fédération s'est attelée au recrutement d'un attaché de presse. « Ce qu'on faisait pas mal de manière artisanale, il va falloir le faire plus pro », poursuit Barelier. Mais dans les instances, on ne boude pas le plaisir de voir deux ovnis bousculer l'ordre établi. « Ils montrent que tout est possible, se réjouit Gilles Erb, président de la FFTT. Ce qu'il se passe avec les frères Lebrun dépasse le sportif. C'est nouveau pour nous, mais ça revivifie notre sport. Aujourd'hui, quand on commence une réunion à la Fédé, on parle d'abord de leurs résultats. C'est bon signe, ça renforce la communauté. »

Les Lebrun ont définitivement apposé leur marque sur le tennis de table français et international. « Une telle progression, et leur style de jeu créatif et attractif, suscitent naturellement l'intérêt des fans, observe Steve Dainton. Le fait qu'ils soient frères ajoute du piment à leur histoire. » En attendant les podiums, en plus des victoires. « On voit que ça s'en­flamme, tout le monde parle de médaille aux JO, mais de mon point de vue on est encore assez loin du compte », prévient Molin. La France n'en a pour le moment obtenu qu'une en simple, l'argent de Jean-Philippe Gatien en 1992. Et les Mondiaux qui se sont achevés il y a deux semaines ont montré que les grands rendez-vous demandaient, en termes d'intensité, un niveau supérieur. Aux JO 2024, à Paris, on pourrait les voir en simple et dans l'épreuve par équipes. Un nouveau jeu à apprendre pour les frères Lebrun.

Félix, l'original
Au-delà de sa précocité et de ses performances, Félix Lebrun attise la curiosité par sa prise porte-plume. Longtemps majoritaire en Asie, elle consiste à tenir sa raquette manche vers le haut, avec le pouce et l'index devant, les trois autres doigts s'étalant à l'arrière. Très peu de joueurs l'utilisent aujourd'hui, mis à part Dang Qiu, le champion d'Europe allemand. Et le jeune Lebrun, qui a juste voulu imiter un ancien joueur de Pro A, Chen Jian. Techniquement, cette prise confère un avantage sur le service-remise et le jeu au-dessus de la table. Reste à s'adapter en revers et à trouver le bois, particulier pour ce type de raquette.